Une promenade à Tokyo avec Agathe Parmentier

Pourquoi Tokyo

Агата Пармантье — француженка, живущая в Японии, блогер. Она с юмором делится своими наблюдениями, и читая её книгу «Почему Токио?» можно узнать много интересных фактов не только о японском обществе, но и о французском. Вот несколько отрывков из книги:

Lis l’ambiance et tais-toi

Dimanche 31 août 2014

Comme je suis encore embarrassée d’idées reçues dont je ne sais que faire, j’ai jusque-là cantonné mes réflexions à des sujets futiles pour lesquels les erreurs d’analyse restent sans conséquences : les toilettes et les love hotels. Je ne prétends pas être intégrée et il est probable que je ne le serai jamais. Encore faut-il que je détermine ce qui scellerait mon intégration : être en mesure de tenir une conversation en japonais ? Être invitée chez des Japonais ? Recevoir tous les mois une fiche de paye japonaise ? Allier les trois serait un bon début et nous n’en sommes pas là. Parce que aller vers les gens me coûte, j’ai eu tendance à reporter la tâche sine die. J’ai donné priorité à l’administratif puis à la procrastination et il a fallu attendre plusieurs mois pour que je décide de sortir de ma coquille. Saisie par l’intuition que ce n’est pas en prenant des clichés exotico-kawaii que je vais comprendre la société du Soleil-Levant, j’ai entamé mon travail de socialisation.

Ici, la communication non verbale est essentielle. Avant même d’avoir accès à la langue, il faut se familiariser avec ses codes et en premier lieu, la gestuelle : hochement de tête, courbure du torse plus ou moins prononcée, etc. J’ai encore du mal avec certains mouvements que je juge infantilisants : avant-bras en croix pour la négative ou l’interdiction, souvent assorti d’un dame ! que je traduirais par un « pas bien ! » ; le doit pointé en l’air indiquant un élément auquel il faut prêter attention ou encore les vibrants bruits de succion supposés confirmer que l’on apprécie ce que l’on mange. Non, je ne m’y fais pas. Par contre, de la même façon que les modulations de ma voix quand je parle japonais me surprennent, il m’arrive d’emprunter certaines attitudes à mes élèves. On peut donc parfois me voir l’air pensif, la tête légèrement inclinée sur le côté, l’index sur le menton et les yeux en l’air pour faire savoir à mon interlocuteur que je suis en train de réfléchir. Bientôt, je compterai en posant les doigts de ma main gauche dans la paume de ma main droite.

Je me familiarise aussi avec les aizuchi, ces interjections qui font que votre interlocuteur acquiesce à un rythme régulier pendant que vous exposez votre point de vue. Il peut ne pas être d’accord, il vous montre juste qu’il vous écoute et qu’il comprend votre raisonnement. Dans le cas d’une conversation en anglais, ses interjections peuvent simplement signifier qu’il est attentif à votre flot de paroles, mais il peut tout aussi bien ne pas avoir compris un traître mot de ce que vous venez de dire. Le Japonais et le Français ont en commun d’être fâchés avec les langues étrangères.

De mon côté, je m’entraîne à ponctuer mes phrases de la manière la plus juste :
Oishii, ne ? -> C’est délicieux, hein ?
Oishii, yo ! -> Putaing, c’est trop bon !

Dans les commerces, j’ai également été confrontée au hai !, affirmation expéditive répondant à une réplique inadéquate. Le caissier me pose une question que je ne comprends pas, sur quoi je tente un « pardon ? » et lui de clore l’échange sur un « d’accord ! », lancé sans même me regarder. Le lendemain, c’est la serveuse à qui je tends un billet de 1 000 yens qui initie le dialogue suivant :
Elle, tellement polie que son affirmation sonne comme une question : Mille yens.
Moi, tellement fatiguée que je crois comprendre qu’elle me demande si je n’ai pas de monnaie : Non, désolée…
Temps de pause.
« D’accord ! »
Peut-être est-ce pour éviter à l’interlocuteur de perdre un peu plus la face ou parce que l’échange est tellement codifié que peu importe ce qui se dit, seule compte la chorégraphie.

Francesc, un ami barcelonais envoyé à Tokyo par son entreprise et inquiet à l’idée de ne pas pouvoir y trouver la femme de sa vie, évoquait une certaine immaturité de la gent féminine. Ce n’est qu’en creusant avec les uns et les autres qu’est apparu le point suivant : ici, il est très mal vu de contredire son interlocuteur. Parler de la pluie, du beau temps et des vêtements que l’on envisage d’acheter permet de limiter les risques de dérapage. Hiroki, 28 ans, me raconte que lorsqu’il était enfant un de ses professeurs qui le trouvait un peu trop impertinent l’a gentiment pris entre quatre yeux pour lui expliquer qu’aller dans le sens de son interlocuteur est une vertu. Natsumi, une de mes élèves, résume la situation en utilisant cette image populaire au Japon : sur une ligne de piquets, si l’un dépasse, il faudra taper dessus pour qu’il s’aligne avec les autres. La quarantaine bien entamée, une cliente du café de langue pour lequel je travaille expliquait un jour à ma table que, outre l’intérêt de pratiquer son anglais, fréquenter ce type d’endroits lui permet d’exprimer ses opinions plus librement qu’elle ne ferait avec ses propres amis.

En France, échanger bruyamment sur des sujets polémiques sera considéré comme la sainte manifestation d’un bel esprit, voire d’une franche amitié entre contradicteurs. Ayant vécu quelques mois à Strasbourg, Miki, infirmière trentenaire, m’expliquait qu’au milieu d’un groupe de Français elle ne parvenait jamais à s’exprimer. Tenter d’imposer son avis la met mal à l’aise alors que nous n’hésitions pas à disserter en long, en large et en travers sur nos sentiments et points de vue. Miki constate là deux conceptions antagonistes de la société, ma première mettant en avant l’individu, la seconde privilégiant l’harmonie au sein du groupe. Cette dernière prime sur l’opinion individuelle. Préservation de l’équilibre, retenue et souci permanent de ne pas heurter les sentiments d’autrui, voilà la Sainte-Trinité de la communication à la japonaise. Même si entre amis proches, les échanges peuvent être un peu moins policés et que les choses tendent doucement à évoluer au sein des jeunes générations. La marge de manœuvre qui s’ouvre alors repose sur la dernière compétence à maîtriser : le kuukiwoyomu, la capacité à « lire l’atmosphère » ; autrement dit, l’aptitude à comprendre les non-dits et à agir en fonction. La problématique est complexe et plusieurs décennies ne seraient pas de trop pour en comprendre les tenants et les aboutissants. Dans le doute, abstiens-toi et acquiesce.

 

Le Japonais est-il mauvais en société ?

Dimanche 28 septembre 2014

« Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. Une fois dépassées les idées reçues, une fois contournée l’idée reçue de prendre le contre-pied des idées reçues, mathématiquement, les chances sont les mêmes pour tous et que de temps gagné. Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là – dasein – et tout vous sera donné par surcroît. Enfin un peu… » Chris Marker.

Une des choses perturbantes ici, c’est ce flottement entre le poids d’une solitude bien réelle et le souci, fait priorité, de garantir l’harmonie du groupe.

Le Nippon ne reçoit pas chez lui et, dans un soucis de faire primer le tatemae (le consensus de façade) sur l’honne (les véritables opinions et désirs), il tend à limiter sa conversation à des sujets balisés. Ai-je pour autant le droit de proférer qu’il est moins bon en relations interpersonnelles que les autres citoyens du monde ? Tentant mais facile. Trop. Puisqu’il faut faire avec le cliché, essayons au moins de le détricoter.

Si sabishii (solitaire, isolé) est l’un des premiers adjectifs que les manuels jugent utile d’enseigner, je connais peu de mégapoles dont on vante la convivialité. La grande ville est synonyme d’anonymat, il n’y a rien de très japonais là-dedans. Mais l’une des spécificités du pays est que, qu’il s’agisse de solitude ou de n’importe quoi d’autre, les solutions – parfois effrayantes, à les observer d’un œil occidental – abondent. L’isolement y est donc un peu plus mis en scène qu’ailleurs, notamment par le développement d’une offre de services visant à le tromper : déclinaison sans fin de cafés-concepts, services de location d’amis, relations virtuelles de toutes sortes, etc.

On invite l’otaku à la simulation de relations sentimentales sur Nintendo DS, et lorsqu’il évoque le fait que ces liens virtuels le dispensent de chercher un(e) partenaire en trois dimensions, la boucle est bouclée. Il en va de même pour les office lady préférant la compagnie de jeunes hôtes aussi maquillés qu’inoffensifs à une relation qu’elles craignent trop contraignante. J’ai également constaté que si les sans-abri de mon quartier se connaissent tous, ce n’est pas pour autant qu’ils vont traîner ensemble. Tout au plus se saluent-ils en se croisant le matin au McDonald’s. Ils s’assoient ensuite chacun à leur table puis passent le reste de la journée à vivre en parallèle les uns des autres. La solitude est mieux qu’acceptable, elle est choisie et revendiquée.

Moi-même, il est possible que je m’y retrouve. Depuis mon arrivée, je n’ai plus aucun problème à aller seule au restaurant. Jusque-là, l’idée m’aurait paru idiote, mais le restaurant nippon est pensé pour les gens seuls : on y mange alignés, face au cuisinier ou à la fenêtre. Faire la conversation n’est pas requis et je réalise à quel point c’est appréciable même si mon éducation m’a appris que le repas est un moment d’échange – peu importe, à la limite, le contenu de l’assiette.

Alors le Français est-il meilleur en société ? La question me paraît d’autant plus difficile qu’étant ici sans attache je rêve parfois de devenir ermite urbaine. Le concept reste à préciser, mais il me semble qu’observer les gens en limitant mes interactions avec eux au minimum pourrait e rendre parfaitement heureuse. Si l’être humain est un animal social, les soirées avec mes semblables m’embrument. Et les lendemains sont pénibles. Plus japonaise qu’un Japonais, je deviens une asociale qui ne tient pas l’alcool.

Peut-être faut-il alors revoir le prisme au travers duquel on considère cette maladresse. La différence majeure entre nos deux sociétés est que la première repose sur la recherche de l’épanouissement individuel tandis que la seconde a pour objectif la préservation de l’équilibre du groupe. De fait, ce que j’analyse comme une faiblesse sera ici perçu comme une vertu. Il est finalement assez ironique que la société où la recherche de la convivialité est la plus forte soit aussi la plus individualiste.

Et parce que le paradoxe est de rigueur, le Japon est aussi la patrie du karaoké. Et je connais peu d’expériences plus intimes que de chanter faux, en chœur, un Call Me Maybe ou un Baby, One More Time. De plus, Tokyo recèle un nombre incalculable de restaurants, de bars et d’izakaya ne pouvant accueillir plus d’une dizaine de personnes. Bien qu’elle soit improbable dans une ville de cette dimension, on est souvent saisi par l’impression que ce sont les proches du patron qui, à eux seuls, font tourner la gargote. Et si les réunions nocturnes des salarymen relèvent la plupart du temps de l’obligation de ne pas décevoir leur supérieur, elles se font consciencieuses beuveries, amenant une clientèle devenue étrangement joviale à repartir en titubant – plus ou moins joyeusement selon le degré d’alcoolisation de chacun. La vraie question est celle de la corrélation entre l’harmonie de la société nipponne et l’isolement d’une partie de ses membres. Je suis certaine que mon nouveau – et bref – statut d’ermite tokyoïte ne me suffira pas à en saisir la complexité.

 

 

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